mercredi 24 mars 2010

Rock & Roll Années 00 : interview John Stirratt (Wilco)


Alors que Wilco était en tournée, John Stirratt, bassiste et membre fondateur du groupe, a pris quelques minutes pour répondre aux questions d'Eldorado sur la genèse difficile et très complexe de Yankee Hotel Foxtrot.

Yankee Hotel Foxtrot est le premier disque enregistré par Wilco dans son propre studio, le Loft. Diriez-vous que c'est ce changement qui a déterminé la longueur de ces sessions, durant lesquelles le groupe n'aura cessé d'expérimenter, d'enregistrer et de constamment réinventer ses nouvelles chansons ?

Oui, c'est clair. Je crois que nous avons vraiment profité au maximum de la liberté que nous offrait ce nouveau studio. C'est même aussi ce qui nous a freiné, à un moment… Vous savez, lorsque vous n'avez plus d'horaires et que vous n'avez pas à payer pour le temps que vous passez en studio, vous avez tendance à être moins efficace. Je me souviens, par exemple, que nous avons enregistré quelque chose comme six ou sept versions différentes de “Kamera”. Et il en a été de même pour beaucoup d'autres chansons… Nous étions en quête de quelque chose de neuf. Nous cherchions une voie à suivre pour le groupe… Et ce qu'il y avait de très positif, c'est que nous étions tous extrêmement impliqués dans le projet et qu'aucun d'entre nous n'a hésité à travailler jour et nuit, pendant près d'un an, pour y parvenir. En fait, c'est à peu près au moment où le tournage du documentaire a commencé, et alors que la deadline approchait, que nous avons réalisé que nous ne pouvions pas aller au bout de l'enregistrement en travaillant de la sorte. Il y avait trop de dissensions à gérer à l'intérieur du groupe… Nous avions besoin que quelqu'un nous amène un regard extérieur et, surtout, nous aide à faire le tri dans tout ce que nous avions déjà enregistré.

Il s'agissait de votre premier enregistrement avec Glenn Kotche à la batterie. Comment s'était déroulée son intégration ? Avait-il rapidement trouvé sa place dans l'alchimie du groupe ?

Je crois que l'arrivée de Glenn a vraiment régénéré le groupe. Il venait de l'extérieur, avec un jeu différent, et ça nous a tous obligé à aborder les chansons, et notre propre son, différemment. Bien sûr, il était naturellement porté vers les aspects les plus expérimentaux de notre musique, mais il pouvait aussi facilement dérouler un groove plus traditionnel comme celui de “Jesus, Etc.”, par exemple. Il passait d'un aspect à l'autre sans difficulté et très spontanément. Et puis, il avait aussi l'avantage de connaître Jim O'Rourke depuis longtemps. Il savait ce qu'il aimait et comment l'aiguiller dans la phase de mixage et de reconstruction du disque. Je me souviens que Jeff lui avait fait découvrir The Flowers Of Romance de P.I.L. et je pense que ce disque a eu une grande influence sur son jeu dans Yankee Hotel Foxtrot. Je dois dire qu'il m'impressionnait un peu, au départ. Il connaissait surtout Jeff et l'atmosphère était tellement tendue, lorsqu'il est arrivé (plutôt vers la fin de l'enregistrement, NdlR), qu'il était difficile de vraiment prendre le temps de discuter…

Yankee Hotel Foxtrot était donc aussi votre première collaboration avec Jim O'Rourke (il produira ensuite A Ghost Is Born, NdlR). Comment l'aviez-vous rencontré ? Et comment en étiez vous arrivés à lui proposer de mixer l'album ?

Je ne me souviens plus très bien du moment où Jeff lui a proposé de mixer le disque. Il me semble que c'était au printemps, vers mars-avril, juste après l'échec de la session au C.R.C. (Chicago Recording Company) dont il est question dans le documentaire. Jeff avait joué avec Jim et Glenn lors d'un concert. Il était déjà fan des disques de Jim. Moi aussi, d'ailleurs… J'avais aussi l'impression que son approche très “cinématographique” pouvait nous apporter beaucoup. La plupart de nos morceaux avaient un côté très “épisodique”. Jusque-là, nous n'avions pas réussi à les faire fonctionner de façon organique, simplement en les jouant. Je pense que Jim ne se doutait pas de la quantité d'enregistrements que nous avions déjà sous la main. Jeff lui a apporté “I Am Trying To Break Your Heart” et c'est là que je l'ai rencontré. Je me souviens qu'ils étaient en train de travailler sur le morceau, au Soma (où a été mixé le disque, ndlr). Glenn était là, lui aussi... Lorsqu'ils m'ont fait écouter le résultat, j'ai eu des frissons. Pour moi, il était évident que c'était dans cette direction que devait aller le disque.

A l'époque, beaucoup de gens avaient imaginé, et même écrit, que c'était Jim O'Rourke qui avait poussé Wilco vers les aspects les plus expérimentaux de Yankee Hotel Foxtrot, alors que lui ne cessait d'expliquer qu'il n'avait fait que mixer le disque et qu'il avait même plutôt encouragé le groupe à simplifier sa musique en freinant son besoin d'expérimentation. Donc, quelle a été son influence sur l'album, au bout du compte ?

Je crois que tout ça vient de “I Am Trying To Break Your Heart”. Comme il s'agit du premier morceau de l'album, c'est aussi celui qui donne le ton pour la plupart des gens. Or Jim a vraiment posé son empreinte sur ce titre. Il se l'est complètement approprié… En fait, il a ramené tous les éléments, morceau par morceau, sur deux pistes. Il les a pris les uns après les autres, comme dans un puzzle. C'est de là, notamment, que vient l'impression de mouvements et de changements, parfois très radicaux, à l'intérieur du morceau. Plusieurs titres ont été, ensuite, mixés d'une façon assez similaire, mais son influence est énorme, surtout sur les morceaux longs comme “Poor Places”, etc… Le traitement particulier qu'il a su appliquer au son et à la tonalité du disque ressort surtout sur les titres plus conventionnels comme “Heavy Metal Drummer” ou “Pot Kettle Back”. Il a aussi complètement arrangé les morceaux les plus compliqués – et sur lesquels il fait même quasiment office de producteur – et il a su dégager la tonalité parfaite du disque dans son mixage de toutes les autres chansons. En termes d'expérimentation, nous avons vraiment essayé beaucoup de choses. On lui a fait passer de nombreuses séquences très bruitistes et lui a fait le tri. Il nous a aidé à simplifier, à épurer le mix. Et je crois qu'on peut considérer que cette part expérimentale de l'album est vraiment le fruit de notre collaboration.

Un titre comme “Ashes Of American Flags”, qui est souvent désigné comme l'un des morceaux emblématiques de l'album, n'était-il pas déjà en germes dans des ballades plus anciennes comme “Via Chicago”, “Misunderstood” ou “Sunken Treasure” ? En tout cas, on y retrouve le même genre d'écriture assez cinématographique et un goût similaire pour, disons, l'évocation d'ambiances désolées…

Oui, tout à fait. Même si le chemin pour arriver à “Ashes Of American Flags” aura été très différent et, surtout, beaucoup moins rapide que celui qui nous a mené à “Misunderstood”, où nous nous étions surtout contentés de jeter une bobine de bruit et de distorsions sur une prise très conventionnelle de la chanson. Mais, oui, cette idée d'un changement radical d'atmosphère, d'instrumentation et d'esprit à l'intérieur d'une même chanson de cinq minutes nous trottait dans la tête depuis un moment. Et nous avions déjà commencé à l'explorer. Nous étions aussi très attirés par la notion de collages sonores. Nous aimions même particulièrement l'idée que ce montage puisse rester apparent et manifeste. “Via Chicago” était une sorte de fondu enchaîné sur “deux groupes” distincts via protool. Un peu comme une version “assistée par ordinateur” de ce que nous avions réalisé avec “Misunderstood”.

Le titre même de “I Am Trying To Break Your Heart” n'est-il pas l'une des plus parfaites définitions du projet musical de Wilco ? Beaucoup de chansons du groupe semblent, en effet, construites sur la même idée d'une très grande fragilité émotionnelle…

Oui, disons que lorsque j'écoute Yankee Hotel Foxtrot, je trouve que le disque revient énormément sur l'idée de distance, avec tout ce que cela implique en termes de fragilité et de frustration de ne pas être entendu. Et il me semble que c'est un thème qui est souvent revenu dans les chansons du groupe.

Un documentaire sur le groupe (I Am Trying To Break Your Heart de Sam Jones, NdlR) était filmé pendant l'enregistrement de l'album. Considérez-vous que la présence des caméras a eu une influence notable sur l'attitude du groupe durant les sessions et, donc, sur le disque ?

Oui, et je me fiche bien de ce qui a pu être dit sur le sujet. Pour moi, il est clair que la présence de trois inconnus – ou presque – et de caméras dans l'environnement d'un pavillon à l'isolement presque sacré n'a pas eu d'autre effet que de considérablement charger l'atmosphère, déjà très pesante, des sessions. Peut-être que les vedettes de la télé-réalité arrivent à s'y faire, mais nous avions vraiment pris l'habitude de travailler dans l'isolement le plus complet. La présence des caméras change les personnalités et une certaine théâtralité peut se révéler dans certaines attitudes. Le tournage a modifié l'alchimie du groupe, même si celle-ci n'était déjà plus très saine, de toute façon. Lorsque j'y repense, je me dis qu'il aurait vraiment été impossible qu'on finisse le disque ensemble, à partir de là… Les caméras avaient ouverts des brèches trop importantes entre nous…

Beaucoup de titres ont disparu au moment de la liste finale. Certains étaient même particulièrement accrocheurs… Pourquoi n'avez-vous pas retenu des chansons aussi efficaces que “Magazine Called Sunset” ou “Venus Stopped The Train”, par exemple ?

Je crois qu'à l'époque nous nous étions dit que “Magazine Called Sunset” était trop différent du reste du disque. Il cassait un peu l'homogénéité de l'ensemble… Ceci dit, avec le recul, je dois reconnaître qu'il n'est pas très éloigné de “Heavy Metal Drummer”, par exemple. Peut-être que l'idée était aussi que nous ne pouvions pas nous permettre d'avoir deux chansons aussi légères que celles-ci sur le disque. En tout cas, l'histoire nous a certainement donné tort, puisque “Magazine Called Sunset” est, avec “Cars Can't Escape”, l'un des morceaux préférés de nos fans. Pour “Venus Stopped The Train”, c'était différent... Même si les textes et une partie de la musique avait été écrits par Jeff, Jay Bennett avait sorti la chanson sur un de ses disques solo (The Palace At 4 A.M., le premier disque sorti par Bennett après son départ de Wilco, NdlR). Dès lors, on ne pouvait plus l'enregistrer.

(Propos recueillis par Cédric Rassat)

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